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Lettre à un futur entraîneur

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Graphique d'entraînement est-allemand : le temps millimétré

À l’occasion d’une conférence à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges, j’étais invité hier après-midi à discuter des notations possibles de l’entraînement, dans le cadre du séminaire "Écrire le temps" préparé par Arnaud Deshayes et Riccardo Giacconi (artiste en résidence à La Box).

Il y a de nombreuses liaisons à repérer entre l’art et le sport. Parmi elles, deux questions esthétiques m’intéressent particulièrement en tant qu’entraîneur : comment représenter le corps en mouvement et comment "écrire le temps" ?  Cette note de blog me permet de rassembler les pistes artistiques et littéraires qui nous ont aidés hier à explorer la deuxième question, que je reformule ainsi : "Comment se dessine une saison d’entraînement ?". En préambule à la discussion, Arnaud Deshayes a rappelé que j’étais un entraîneur sportif diplômé des Beaux-Arts, et suggéré qu’il se trouvait peut-être un futur entraîneur dans l’auditoire. Ça m’a amusé, alors c’est à lui ou elle que je m’adresse.

Dessine-moi une saison

Tout commence avec un crayon et un papier, comme en cours de dessin, pour écrire un plan d’entraînement. Non, pas d'ordinateur, le crayon est le prolongement de la main et la main du cerveau. Et non, pas de gomme! Pas de repentir, il faut garder toutes les traces, raturer, recommencer, par dessus, l’esquisse doit devenir palimpseste. Tout ce que ne permettent pas les écrans. De la façon dont tu écris le temps, dépendra la manière dont tu conçois l’entraînement. Tu peux puiser ton inspiration dans les travaux des plasticiens et des poètes : Numéroter de gauche à droite et de ligne en ligne de 1 à l’infini (1965) comme Roman Opalka ? Composer une frise chronologique comme pour l'Enquête (1998) de Gerhard Richter ? Inventer de nouveaux systèmes graphiques comme Hanne Darboven, avec des chiffres qui permettent « d’écrire sans décrire » et de montrer l’architecture du temps ? Dans L’espace du dedans (1950), Henri Michaux voulait "dessiner les moments qui bout à bout font la vie", "dessiner l'écoulement du temps, comme on se tâte le pouls". J’envisage toujours de préenregistrer des Archives du cœur (2008) à la Boltanski, mais aussi des poumons, des bras, de la tête et des jambes, en somme rédiger à l’avance, en futurologue, le Journal d’un corps (2012) de Daniel Pennac. Loin d’être des élucubrations poétiques, ces propositions posent la question en un problème pratique : la difficulté de représenter le temps dans l’espace. François Jacob écrivait dans La Logique du vivant (1970) que le poids et l’action qu’on attribue au temps dépend de la représentation des choses et des êtres qu’on se fait, de l’espace dont on dispose. J’insiste : représenter le temps, ce ne serait pas aboutir à une allégorie, mais à une incarnation, par un "dessin cinématique".

Bien entendu, il faut observer le sportif, pour mieux le connaître. Mais cela ne s’enseigne pas : ça s’apprend. L’observation t’aidera à prévoir ou provoquer les temps forts de la semaine – pas plus de deux ou trois jours – et les coups de fatigue nécessaires. Les Anciens avaient établi une méthode d’entraînement reposant sur un cycle de quatre jours, la "Tétrade" : le premier jour prépare l’athlète; le second l’excite; le troisième le relâche, et le quatrième le laisse dans un état moyen. D’après le traité de gymnastique de Philostrate, le plus ancien manuel d’entraînement qui soit parvenu jusqu’à nous (220 après J.-C.), il faut savoir sortir de ce cadre rigide qui empêche de comprendre le rythme singulier de l’athlète.

Idiorrythmie

Le principe de base de la préparation physique est que tout exercice provoque une adaptation, par une relation d'action à réaction, de cause à effet. Et tous les athlètes ne réagissent pas à l’identique à un même exercice donné. Partant de là, l’entraîneur doit élaborer une chronologie d’activités qui corresponde aux conditions intérieures de chacun ainsi qu’aux conditions extérieures imposées par le calendrier des compétitions. On doit donc opérer une division du temps, à la recherche de ce que serait le rythme juste, particulier. Tenir un agenda non pas eurythmique – le beau rythme – mais "idiorrythmique" – le rythme propre à soi (sur cette notion, voir Roland Barthes, Comment vivre ensemble, cours et séminaires au Collège de France 1976-1977).

L’URSS a multiplié les modèles de frises chronologiques matérialisant la flèche du temps en divisant la planification de la saison sportive en cycles : microcycles, mésocycles, macrocyles. C’est au programme des cours théoriques en STAPS. Mais on ne te dira pas que les querelles entre les partisans de la périodisation (Matveyev) et de la programmation (Verkhoshansky) n’étaient pas strictement d'ordre éthique, mais aussi esthétique, car elles impliquaient des variations sur un même thème dans les possibles écritures du temps. La RDA a produit des quantités de courbes ondulatoires tracées à la main sur papier millimétré, représentant les différentes distances et intensités de courses qui se succèdent en se fondant comme les rouleaux des vagues. Dans les archives, on retrouve deux types de courbes : des lignes pleines pour le modèle et des lignes en pointillé pour ce qui été effectué. L’objectif était de faire concorder les courbes de leurs sportifs au modèle préétabli, sans tenir compte de la demande intérieure de chacun. Que l’athlète s’adapte à l’entraînement, et non l’inverse, au point de régler les cycles menstruels des femmes à l’unisson. La différence entre le projet et la réalisation, l’interstice, signale alors la douloureuse confrontation au réel.

L’or du temps

Charlie Francis a bien décrit comment éviter ces impasses dans Le Piège de la vitesse (1992) : "À mesure que mes athlètes progressaient, les coacher devenait moins mécanique et plus complexe. Il y avait tellement d’éléments à leur entraînement. Chacun avait son propre cycle optimal, et en même temps, chacun était une variable affectée par toutes les autres." Au lieu d’une progression linéaire horizontale ou verticale, l’entraîneur canadien a imaginé une imbrication de formes géométriques complexes, une nouvelle dynamique temporelle : "À ce niveau, le coaching n’était jamais un exercice statique. C'était comme faire un puzzle dont la forme des pièces ne cessait de changer."

 Proposition vertigineuse, qui invite à repenser le temps par une morphologie circulaire, spirale, fractale… Les courbes signifiant les différents éléments de l’entraînement se chevauchent, interagissent. Michaux, encore : "Une ligne ou deux ou trois, faisant par-ci par-là rencontre de quelques autres, faisant buisson ici, enlacement là, plus loin livrant bataille, se roulant en pelote". Le sport fut un jeu avant d'être un art puis une science. Espérons que demain, il soit les trois à la fois. On suit un tracé qui permet de "parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds et à secrets" la vie des athlètes et de croire "(tenir) en main leur parcours". André Breton dans Point du jour (1926) a exprimé la vocation qui est la nôtre à saisir le filon du temps, l’air du temps, l’ordre du temps, pour mieux le retenir ou l’abréger. Avec ces mots du poète surréaliste, je te donne rendez-vous sur les stades : "Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps."














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